Au cœur des possibles convergences

Roger Galizot

Titre

in numéro hors-série de la revue arTitudes international en collaboration artistique avec la librairie « Les mains Libres », mai 1973

Aujourd’hui, situer objectivement l’œuvre de Henri Maccheroni m’est, sans aucun doute, une audacieuse entreprise d’une part, parce que la subjectivité (pourtant seule source de connaissance) ne peut se délier de l’intelligence rivée à l’amitié, d’autre part, parce que le peintre est, peut-être, lui-même à un tournant de son oeuvre. Mais l’œuvre est là importante et imposante déjà, et la critique lucide se doit d’en marquer l’événement.

Œuvre ô combien variée que celle de Maccheroni ! On use, assez souvent, du mot « époque » pour désigner les différentes manières particulières de l’oeuvre d’un peintre. Pour ma part, et s’agissant de ce que nous offre Henri Maccheroni, je récuse fermement le mot « époque » dont l’étymologie « épokhé » suggère l’idée de « point d’arrêt » ; je préfère dire « période » qui, dans sa racine grecque « périodos », est, à proprement parler, « circuit ». Car dans le vaste labyrinthe où nous entraîne Henri Maccheroni, tous les passages de son oeuvre ont le pouvoir d’ouvrir devant nous, toutes les portes qui donnent sur l’inconnu : « les mondes inachevés », « les nocturnes », « les rouges et les bleus », sans compter toutes les « marginales » sont autant de séries de réalisations qui, à chaque période, cisèlent des clés de connaissance et de libération.

Et d’abord de connaissance — « co-naissance » qui se situe, pour reprendre l’idée de Bachelard, « à la frontière sensibilisée du réel et de l’imaginé ». Là dans son initiation poétique, la peinture de Maccheroni est un grand tourbillon passionnel déliant les lianes délirantes de la libération du désir, du désir sauvage qui est en opposition permanente avec tous les impératifs de l’Ordre domestique. Oui : connaissance et libération. Breton le pressentait déjà, en 1936, dans son texte sur La crise de l’objet, la pensée scientifique et la pensée artistique modernes présentent la même structure le réel, trop longtemps confondu avec le donné, s’étoile dans toutes les directions du possible. Ce qui, précisait Breton, « suffit à mettre en évidence l’esprit commun, fondamental, qui anime de nos jours, les recherches de l’homme, qu’il s’agisse du poète, du peintre ou du savant ».

Aujourd’hui, en écho à ce texte de Breton, l’œuvre du peintre Henri Maccheroni est à cette convergence : ainsi, j’ai déjà dit ses rapports avec les intuitions du philosophe et poète Gaston Bachelard, dans la mesure, par exemple, où la peinture de Maccheroni vise, effectivement, en reprenant le mot de Bachelard, à rendre compte de « la vie mimée de la matière, une vie fortement enracinée dans les éléments matériels ». Mais, autre terme de convergence, cette imagination matérielle qui caractérise la peinture de Maccheroni n’est pas sans liaison, non plus, avec les explications que le logicien et savant Stéphane Lupasco donne de la logique dynamique du contradictoire et de l’antagonisme, à propos des concepts de corps, de vie, d’âme, de matière, de lumière, quand il étudie « le champ du fait vital pour plonger dans la nature profonde même de la matière-énergie ». Le matérialisme poéticopictural de Maccheroni, qui reflète ce que Bachelard appelait « un matérialisme de la matière », on jurerait que c’est à lui que s’applique l’analyse qu’élabore Lupasco à propos de la « matière psychique comme creuset de l’art », et qui paraît être la description de la peinture maccheronienne : « Tout ici est sur le point de naître et de mourir en même temps les choses tiennent du rêve et de la réalité tout y esquisse du continu qui se relâche et se rompt et du discontinu dont les mailles se soudent ; tout y ondule à la fois et se fragmente et se coagule ; tout se mue en une subjectivité agissante qui perturbe une objectivité de possibles, en même temps qu’en une objectivité qui absorbe et dissout la subjectivité ». Ces analogies sont d’autant plus intéressantes que Maccheroni je le sais — ignore totalement les travaux de Lupasco. Sur un point de détail, le rapprochement est même troublant dans un « conciliabule » avec Louis Evrard (cf catalogue de l’exposition de Firminy 1970), Henri Maccheroni parlant des problèmes de la « sensation physique intérieure qui n’est pas celle de l’anatomie ordinaire » prenait comme cas quand « on a mal à une jambe qui n’est plus là »… exemple même que prend Lupasco à propos de son étude sur Affectivité ontologique et substance esthétique !

C’est dans le sens de cette double convergence, poétique et scientifique, qu’il m’est permis d’affirmer que la peinture de Maccheroni nous aide à voir ce qui n’est pas visible, ce qui n’est pas encore visible pour le commun des mortels, en l’état actuel du langage (et même du langage au-delà des « mots de la tribu ») il y faut le langage « à perte de vue ». Ceci, dans une heureuse conjugaison du lyrique et du spéculatif.

S’il est vrai que le signifiant pictural c’est la forme combinatoire des lignes, des valeurs, de la touche et des couleurs assemblées, je pense que pour une large part, une très large part, la sémiologie picturale de Maccheroni repose sur des contenus voluptueusement affectifs de la forme exprimant des mouvements, des forces. Par-là Henri Maccheroni retrouve un aspect important de l’enseignement de Klee, au Bauhaus, lequel confiait que dans sa conception des formes il peint des forces.

Mais, chez Henri Maccheroni le signifiant pictural ne se limite pas au système défini ci-dessus dans ce cadre signifiant entre aussi le signe. Au point que tout est signe dans l’œuvre de Maccheroni et sa peinture est une forêt de signes Henri Maccheroni est un inventeur de signes. Chez lui le signe est bien du domaine de l’acte (il révèle l’intention) et n’est pas simple indice (qui ne serait que du domaine des faits) de type arbitraire, sans relation possible entre sa forme et sa signification, le signe est indispensable au peintre qui en a besoin pour élargir son registre du signifiant. A la fréquentation assidue de la peinture maccheronienne le spectateur reçoit, assez vite, l’initiation permettant d’éprouver ce que le signe émet, transmet. Car pour que le signe, arbitraire au départ, prenne une signification, une richesse, il faut qu’il devienne un signe pictural servi par la maîtrise technique du peintre et fondant une authenticité condition parfai tement remplie dans l’oeuvre de Maccheroni. C’est ainsi qu’il est des signes qui font qu’on reconnaît « un Picasso », d’autres qui font qu’on reconnaît « un Klee ». Le signe, chez Henri Maccheroni, contribue à créer « l’écriture maccheronienne », l’originalité de son style au coeur même de la conquête de la matière qu’il révèle pour le plus grand profit de notre « éducation » et pour l’investissement de notre luxuriant plaisir.

Parlant de Maccheroni, j’ai déjà évoqué Breton et Klee ce double patronage pourrait paraître étrange à qui, ne s’en tenant l’aspect accidentel des choses, ne retiendrait que les malentendus circonstanciels au lieu d’aller au coeur des convergences possibles. Et, au coeur de ces convergences possibles alliant l’imagination et la mémoire il y a Klee proclamant que « rien ne peut remplacer l’intuition », et il y a Breton en appelant à « l’innocence, à la colère de quelques hommes à venir »… quand ce sera « au prix d’un assez beau saccage ». Oui mais, « le saccage », qu’est-ce à dire, en 1973 ? Comment pourrait-il s’agir bêtement, de dépasser le surréalisme quand les exigences fondamentales qui le portaient demeurent actuelles, et quand, parallèlement, le terrorisme intellectuel plus ou moins « telquelisé » poursuit son complot anti-surréaliste de « déconstruction » ? En fait de dépassement du surréalisme, il s’agit, il ne s’agit et ce n’est pas une démarche mineure que d’en approfondir, que d’en multiplier les formes d’expression, car plus que jamais la diversité formelle est souhaitable.

Dans cette perspective, tous les atouts sont dans la main — « dans la main », c’est le cas de le dire de notre ami Henri Maccheroni qui sait que la diversité souhaitable ne se confond bas avec l’éclectisme douteux de certaines tendances dites abusivement « d’avant-garde ».
Déjà largement accomplie, si l’oeuvre de Maccheroni est encore annonciatrice, c’est parce que sa lucidité reste entière par rapport au temps qui risque de venir, dans un monde mal fait, qui n’est pas à refaire mais à défaire Henri Maccheroni est un témoin de qualité dans le grand procès intenté par le plaisir au triste monde pollué de la -réalité. Henri Maccheroni ne cherche pas à tirer son épingle du jeu, car il a conscience qu’il ne s’agit pas d’un jeu mais d’un drame avec les moyens qui lui paraissent les plus adéquats il dénonce la pollution qui sous toutes ses formes (matérielles et morales) menace le sort de l’humanité.

Force est de reconnaître que l’investigation subjective du peintre dans la diversité de ses interventions — n’est pas en contradiction avec le diagnostic objectif que l’on peut établir.

Aujourd’hui, en ce milieu de l’année 1973, où en est Henri Maccheroni rupture ou dépassement ? Toute la dialectique qui dynamise l’ensemble de son oeuvre est encore en mesure, fort heureusement, de faire de cette question une fausse question.
Dans la quête d’un renouvellement de sa démarche, Henri Maccheroni me disait, ces jours-ci, que son souci est de ne pas « se répéter », et que son exigence première est d’éliminer « le supplément de beauté » pour ne s’en tenir qu’à ce qui, pour lui, constitue « l’essentiel ». Et qu’est-ce donc que cet essentiel ? Dans son dialogue avec Louis Evrard (dont j’ai déjà fait mention plus haut), Maccheroni définissait ainsi l’essentiel : « ce qui s’impose à la conscience une fois qu’on ne pense plus aux lieux et aux événements ordinaires ». S’il en est ainsi, ne se souciant pas de puissance formelle puisque maître de ses moyens, Henri Maccheroni conservera tout son pouvoir perturbateur car sa peinture ne cessera pas, heureusement, d’être une peinture hantée.

Je sais combien la recherche d’une sorte d’ascèse plastique assaille, présentement, les préoccupations de Maccheroni, l’entraînant à vouloir échapper à l’image (il me paraitrait plus juste de dire à l’imagerie) dont il récuse la facilité esthétique propre, dit-il, à une certaine facture « surréaliste ». En fait, il m’apparaît que Maccheroni a toutes les ressources nécessaires pour surmonter cette dualité, car l’imaginaire pictural va plus loin que l’imagerie, puisqu’il est la métamorphose des formes et des images pour l’expression d’autre chose : ainsi, par exemple, quand Henri Maccheroni « oeuvre », en sublime érotisation, sur ces appareils à sous qui servent à mesurer le temps de stationnement, il est — en un bon sens du terme dans l’esprit surréaliste (et peut-être plus qu’il ne pense) dans la mesure où, pour reprendre un mot de Breton, il contribue à « traquer la bête folle de l’usage ». Aux convergences qui sont les siennes, Henri Maccheroni peut avoir la possibilité d’être l’un des artisans d’un « assez beau saccage » avec les armes de l’imaginaire pictural, c’est sur le terrain fertile de la permanente dissidence (non récupérable) que sont toutes ses chances.

Du figuratif au post-surréalisme

D’autres clés de lecture…

Maccheroni au passage

Edouard Jaguer

in numéro hors-série de la revue arTitudes international en collaboration artistique avec la librairie « Les mains Libres », mai 1973

La galerie

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post-surréalisme