L’œuvre d’Henri Maccheroni
Une approche archéologique du monde ?
L’œuvre d’Henri Maccheroni peut toute entière s’interpréter comme le désir d’une archéologie qui appliquerait sa discipline aux matériologies qu’elle s’invente. Peintre, photographe, graveur, pétri de culture et fasciné par la durée, il dynamite les temps profonds d’hier par le déplacement, la vitesse et l’avenir. Il a inventé une méthode et peut-être une esthétique, où il fragmente, tranche, aboute, analyse et recompose pour donner à voir ce qu’il a trouvé. Cette esthétique du choc s’arc-boute sur des arcanes : celles du montage des temps.
Tessa Tristan
Critique d’art
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C’est le processus sériel qui, pour lui, restitue le mieux cette exploration. Les séries se donnent à voir comme autant de temporalités saisies à la racine de leur surgissement, juxtaposées en des couches qui s’entre-déterminent et parfois s’interpénètrent, avec de subtils glissements de sens, permettant la multiplicité des lectures et des interprétations. Le processus sériel, par le mouvement qu’il induit, par sa capacité de développement interne comme de déplacement, articule les rapports du présent avec les strates des temps passés, de la mémoire et de l’histoire.
L’ensemble de son œuvre peut se voir et se lire comme un immense inventaire, où, sans sortir des bornes de la vie humaine, du monde réel et présent, il assemble des éléments isolés d’œuvres antérieures pour, en les combinant, créer autre chose. L’essentiel résidant dans la puissance évocatrice de l’image, il expose ce qui demeure enfoui, caché, latent : par exemple en mettant en évidence le sexe isolé comme un signe, en extirpant la forme de la superposition des contextes. Parallèlement, avec cette volonté de saisir les objets actuels pour les repenser, les traitant avec un œil archéologique, il érige en icône de la modernité contemporaine l’objet standardisé industriel, élu pour ses capacités suggestives et socio-critiques, la gaine, le parcmètre mesurant le temps du stationnement, ou les bocaux qui conservent des prélèvements du monde : son Cadeau pour les partisans de la peine de mort (1972) n’est-ce pas, aussi, un geste d’archéologue, que de vouloir ainsi recueillir le “sang” écoulé de la guillotine dans un bocal pour l’édification des génération futures ? Geste qu’il réitère en 2000 dans certaines installations (Encyclopédie / bocal / Musée où des artistes contemporains officiels se sont retrouvés réduits à leurs emblèmes, et Erika mon amour : hommages à Total/Fina qui présente dans des bocaux plumes et galets engluées dans du “goudron”). De même, ce qui peut subsister des formes-emblèmes surgies du fond des civilisations (le phalle, la ruine, l’ossement, la flèche, le blason etc.) est soumis à l’épreuve matériologique, pour se révéler aussi intensément et obstinément vivant que jamais.
C’est un élément essentiel de la pensée métaphorique, qui consiste à choisir un aspect de la chose représentée pour la signifier en totalité. Ainsi naissent les signes. Cultivant l’ambivalence entre fonctionnalité et symbolique, ces formes, ces particularités, ces signes, une fois isolés, Maccheroni les transfère d’un contexte à un autre. Le signe est repensé chaque fois dans une matériologie particulière dont il s’avère inséparable, que celui-ci soit mathématique (le X ou + de L’Archéologie du signe, 1976), géométrique (les Tau), ou archétypique (les christs emblématiques de la Condition humaine, 1973, la série des Crânes et Vanités, 1984-2003, où la forme-crâne cerne, découpe l’unité espace-temps où chaque situation intérieure est un processus en mouvement (la mort n’est-elle pas l’envers de l’existence ?), ou encore qu’il naisse du fragment, du vestigial, de l’objet, voire des trouvailles de l’informel, signe pictural renaissant alors de la trace. Dans Les Mots enfouis (2004), il imagine ce que pouvait être le premier alphabet, pour retrouver cet instant premier, alors que les formes à peine ébauchées se mêlent les unes aux autres en un déconcertant désordre, avant de pouvoir figurer le devenir de l’écriture. Les lavis de la série du Val des Merveilles (2010), tendus en forts contrastes entre figure et fond, convoquent la mémoire de ces pétroglyphes rupestres réalisés en gravant, piquetant ou abrasant la surface de la roche, de manière à en enlever la couche supérieure exposée aux intempéries pour faire apparaître l’intérieur plus clair. Dès les séries des Archéologies blanches, le fragment taraudé de noir, cerné dans ses retranchements, voire menacé de calcination, est le lieu d’une violence interne immanente, où parfois le mot apposé, choisi pour cet éclat de signifiance qu’il lui apporte – NUCLEUS, ECCE HOMO, FIGURE, DANGER – endosse un quasi statut d’image, faisant signe à son tour.
Mais toutes ses Archéologies (blanches, bronze, noires ou autres variantes) sont une exploration par degrés du monde, une aventure dans les formes offertes au regard dans leur présence réelle, leur dimension matérielle et leur densité d’imaginaire, souvent altérées ou lacunaires mais presque toujours identifiables. Selon ses propres termes, “figuration et abstraction se neutralisent. Déchirures et décollages, crayons et craies, papier kraft deviennent autant de moyens repensés pour une matériologie de la terre étrusque” (Archéologies bronze, variantes Carrés bronze, Terre étrusques, 1983-1988). Autre exemple, les Egypte-bleu (1977-1989) s’inscrivant toujours dans un carré – transposition de la coupe d’une pyramide – sont des espaces clos consacrés dans une grille où s’opèrent, aux croisements d’horizontales et de verticales, des juxtapositions de couleurs produisant des vibrations diaprées. A cette rigueur géométrique du tissage des bandes où les éléments de structuration se trouvent portés en évidence, il allie les moirures, le chatoiement, les irisations d’une texture picturale nuancée.
Si la méthode de composition renvoie directement au sujet qu’elle traduit, c’est la matériologie choisie, indéfiniment retravaillée, qu’il charge de restituer la substance impalpable des choses. Elle doit faire signe par elle-même de cette représentation de l’invisible. D’où son concept de la Matière-signe – titrant originellement une de ses séries picturales – qui conduit et rassemble toutes ces contingences. Car, conjuguant ainsi effet tactile et impression visuelle, il va réintégrer la charge émotionnelle, subjective, précédemment évacuée, par les matériologies convoquées : qu’elles se déploient en lourdes épaisseurs tangibles (dans les Pierres de Temple, les Stèles pour une ville, 1988), s’inscrivent dans le signe (Défense d’afficher, 1981-1982 ou Terra Amata, 2009-10), se nuancent de tous les accidents de la figuralité – macules, ombres, fissurations – ou s’épurent en subtil glacis patinant (les Enfers, 2002-2006) auquel il ajoute la trace de la main et de ses procédés. Arrachements, tamponnages, déchirures, polissages, zébrures viennent en appuyer ou épurer les effets plastiques.
Il s’affronte à l’histoire, tant dans sa dimension de temps, présent et passé, que dans sa dimension référentielle. La modernité même, qui implique l’accueil de l’évolution, l’appréhension de la simultanéité, l’innovation technologique, le déplacement et la vitesse, et enfin le changement pour le changement, n’est pas à l’abri de ses investigations. Il s’intéresse particulièrement à la ville contemporaine qu’il explore comme le monde du provisoire et de l’étrange, en procédant à une enquête de désédimentation pour éclairer la singularité des choses, en restituer les paradigmes. Il appréhende l’espace urbain comme un site archéologique, c’est-à-dire une séquence stratigraphique. Il y applique la même logique – un mode de la représentation choisi en fonction de l’idée qu’il exprime – en n’hésitant pas à puiser dans l’histoire de l’art pour en réinterpréter les divers styles légués par les grandes figures historiques de la modernité. Sans s’enfermer dans les contradictions théoriques, il y met du jeu en inversant leurs caractéristiques, pour les contester, ou les déplacer. Il intègre l’héritage pour faire œuvre, selon une démarche empirique personnelle qui se défie de la théorie pure. Il peut ainsi passer sans complexe de la rigueur de constructions géométriques stables et massives axées sur une certaine oblicité (préconisée par Théo Van Doesburg théoricien du mouvement de Stijl) dans les Emblèmes de la ville (1977-1982), à des structures symétriquement agencées, plus ouvertes et dynamiques, héritées des constructivistes (Espace Malévitch, variante des Archéologies bronze). A l’art minimal, il a emprunté le postulat de vouloir penser l’œuvre d’art et son espace comme une totalité, tant sur les plans idéologique qu’architectural ou topologique. Du suprématisme, il reprend l’esthétique qui, renonçant à tout réalisme naturaliste, confère à la surface peinte, à la forme et à la couleur, une autonomie absolue ; au point que ces éléments abstraits et universels – le carré, le rectangle, ailleurs des disques, des croix, des triangles – libèrent la peinture de la représentation en permettant d’exprimer la perception objective. Pour les New-York First-Time (1979-1982), il s’appuie sur les avancées du futurisme en faisant s’interférer formes, couleurs et rythmes, dans les décalages et les écarts des lignes entre elles afin d’exprimer cette dynamique réelle de la ville, sa vitalité, son énergie, dans une simultanéité des tensions et des structures. Les Manhattan-gris (1980-1982) jouent des surimpressions dans l’enchâssement des images où rêve et logique travaillent la métamorphose. Car l’art n’est pas la découverte ou le constat de la réalité, quoique puisse être la réalité – ce que tout être humain ignore – mais l’organisation d’un chaos apparent en un tout ordonné et humain.
Il est enfin un artiste conceptuel en ce que l’interaction des mots ou du concept avec la matérialité choisie crée une signification propre, délibérée. Il condense pour reconstruire, entre création et représentation, réel et visible, une perception empirique du monde incluant les matériaux du rêve, cette charge d’imaginaire, qui sont partie prenante des réalités sociales que les disciplines de l’histoire explorent.
En cette expérimentation plastique, Henri Maccheroni n’a voulu ni décrire ni imaginer. Il a voulu voir l’éternel derrière l’éphémère, l’idée derrière la technique, la forme derrière l’apparence. Il a cherché à connaître, à saisir par la pensée, par l’action de la main, par un effort de l’esprit sur lui-même, le secret du monde où l’homme vit et meurt. Quête minutieuse, patiente, et toujours recommencée, d’un monde insoupçonnable – entre ce qu’il pressent ou imagine et ce qu’il pense savoir – et dont nul ne sait s’il s’agit d’un roman des origines ou des préfigurations de la fin.